La compagnie Maersk présente en images accélérées les différentes étapes de la construction de son premier navire de classe Triple E. On y remarquera le principe de la construction navale par tranches successives

La course au gigantisme naval a franchi une nouvelle étape avec le lancement du porte-conteneurs de classe Triple E, dont un représentant – le Maersk Magleby – a fait escale pour la première fois au Havre le lundi 14 avril 2014, alors qu’initialement il avait été dit que ce port ne pourrait recevoir de tels mastodontes des mers. Pour s’imaginer ce que représente ces navires de classe Triple E, un rappel chronologique permettra de se faire une idée de l’essor des capacités du transport maritime depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, de la rapidité du phénomène comme du développement des technologies de la construction navale qui rend possible un tel gigantisme. Partant, de se faire aussi une idée des risques que de tels navires font planer en cas d’accidents et de malveillances maritimes.

L’aventure du porte-conteneurs : de la Guerre de Corée à nos jours

Lorsque Malcom McLean imagine pour la première fois ce qui allait bientôt devenir le transport par conteneurisation, nous sommes en pleine Guerre de Corée, et c’est l’urgence des besoins militaires qui fait comprendre la nécessité de pouvoir transporter au plus vite et au plus loin des cargaisons diverses en taille, en volume, en poids et en quantité. La standardisation du transport de fret est l’aboutissement du formidable effort logistique réalisé par l’industrie et la Marine américaine durant la Deuxième Guerre mondiale, plus particulièrement durant la campagne du Pacifique. À l’époque de Malcom McLean, cependant, un cargo porte-conteneurs ne pouvait au mieux qu’emporter une soixantaine de "boîtes". Dans les années 1970, la capacité grimpe à 1200 conteneurs pour les plus gros navires adaptés à ce type de transport. En 1966, une nouvelle étape est franchie avec les porte-conteneurs de la classe Regina Maersk de la compagnie de transport maritime danoise Maersk (1), ces derniers pouvant désormais emporter 6000 conteneurs voire davantage. Dans les années 2000, le cap des 14 000 conteneurs est atteint avec les Maersk de classe E dont l’Emma Maersk – le premier de la série – est lancé en 2006. Il sera bientôt suivi par 7 sister ships lancés entre 2006 et 2008.

Rien ne semble donc arrêter cette course au gigantisme naval, si ce n’est la limite d’empilement maximale des boîtes qui, au-delà d’une certaine hauteur, peuvent tomber en mer. Une hauteur d’empilement qui peut également déséquilibrer le bâtiment lors d’une tempête, voire lors d’un chargement (2). La taille des ports capables d’accueillir de tels navires, la dimension de leurs bassins en eau profonde, les infrastructures et les équipements de manutention, mais aussi les capacités des points de passage obligés des grandes routes maritimes (3) constituent des freins réels à l’accroissement de la taille des navires. Avec la classe E, il paraît ainsi difficile de construire sensiblement plus grand, et un palier semble atteint. Lorsqu’en 2011, Maersk lance la commande de bâtiments de la classe Triple E – les plus gros navires jamais construits en dehors des supertankers ULCC (Ultra Large Crude Carrier) qui n’existent plus (4) -, ces derniers n’augmentent que de 3 mètres la longueur de la classe E, et de 4 mètres leur largeur.

Le porte-conteneurs Maersk de classe Triple E

En augmentant de moins d’une demi douzaine de mètres le gabarit de la classe E, la classe Triple E – pour Économie d’échelle, Efficacité énergétique et Environnement – permet cependant de passer d’une capacité d’emport de 14 000 à plus de 18 000 conteneurs EVP (5). Il n’y a pas, actuellement, plus gros transporteurs en service dans le monde. Les défis lancés par cette augmentation de gabarit – qui peut sembler à première vue minime eu égard aux dimensions globales du navire - n’ont pu être relevés que grâce à des technologies de construction navale que, seuls, les chantiers navals sud-coréens Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering (DSME) maîtrisent (6). C’est dans ces chantiers uniques au monde, situés à Okpo dans l’île de Geoje, que sont construits ce qui, actuellement, se fait de plus gros et qui flottent à l’exception des porte-avions américains : pétroliers géants, gaziers, vraquiers, minéraliers, cargos rouliers…

Située sur l’île de Geoje au sud-ouest de Pusan, Okpo était un village de pêcheurs avant de devenir le centre mondial de la construction navale contemporaine (source - Google Earth)

Le premier Triple E - le M/V Maersk Mc-Kinney Moller (7) – fut lancé en 2012, immédiatement suivi par 4 autres sister ships. 20 de ces navires sont prévus en commande. Les dimensions d’un Triple E sont d’emblée impressionnantes : 400 mètres de long (8), 59 de large, un tirant d’air de 73 mètres (soit la distance de catapultage sur le pont d’envol du porte-avions nucléaire Charles-de-Gaulle), une chaîne d’ancre de 227 kg, 55 000 tonnes à vide… Contrairement à la classe E, le Triple E est doublement motorisé (9) mais avec des lignes d’arbre raccourcies (les moteurs ayant été rapprochés de la poupe). Le gain de place pour emporter davantage de conteneurs est sensible, puisqu’en ordre d’idée un Triple E peut embarquer à lui seul 182 millions d’Ipads sur 19 hauteurs de boîtes… Le navire est conçu pour naviguer à 16 nœuds (10), une vitesse lente mais calculée comme étant la plus économique pour le transport de fret maritime. Le bilan énergétique a donc été pris en compte dans le cahier des charges et, avec lui, le recyclage de l’ensemble en fin de vie qui ferait de la classe Triple E l’une des séries de navires de cette catégorie particulièrement économique, peu polluante et "écologique".

Des risques importants

Ce gigantisme naval pose, cependant, des problèmes qui suivent proportionnellement la courbe des tailles et des volumes déplacés sur les océans. Les questions techniques et technologiques liées à ce genre de construction navale ne sont, en effet, pas les moindres. Avec de tels gabarits, on atteint ainsi des limites dans les tensions auxquelles sont soumises les coques, les poutres maîtresses et, d’une manière générale, les architectures des navires. Le vieillissement des porte-conteneurs géants s’en trouve accéléré, avec des structures plus rapidement fragilisées par des micro-fissures. Le 17 juin 2013, le MOL Comfort – un porte-conteneurs de 8100 EVP – a fait naufrage au large d’Oman. En provenance de Singapour, ce navire de 316 mètres de long avait pourtant été construit aux chantiers Mitsubishi de Nagasaki en 2008. Bâtiment récent, qui n’a jamais connu le moindre problème, il s’est cassé en deux avant de couler. S’il est vrai que les conditions de navigation étaient mauvaises ce jour-là, avec des vents violents et des creux de 7 mètres, on ne sait toujours pas si la cassure de la coque était liée à une mauvaise répartition de la cargaison ou bien à un défaut structurel du navire.

De fait, les exemples de naufrages de porte-conteneurs se multiplient dans l’histoire maritime récente. Des risques particuliers induits par le gigantisme de ces navires apparaissent, à commencer par les risques financiers liés à l’assurance de cargaison dont la valeur atteint des millions d’euros voire le milliard... Mais les risques auxquels l’on pense le plus, bien évidemment, concernent l’environnement et la sécurité. La quantité de carburant transportée par de tels mastodontes peut occasionner de véritables marées noires en cas d’accident. Les dégazages comme le transport de produits et matières dangereux dans des conteneurs qui tombent à la mer font aussi partie des risques majeurs. Sur les 200 millions de conteneurs qui circulent chaque année dans le monde, on estime que pas moins de 10 000 tombent à la mer et ne sont pas récupérés. Ils dérivent ainsi, et les collisions avec d’autres bateaux se multiplient.

En augmentant ainsi les capacités du transport maritime - dans des normes jamais atteintes jusqu’à présent dans l’histoire de la construction navale -, des compagnies telles que l’AP Moller Maersk réalisent de substantielles économies d’échelle, qui se répercutent sur le coût du transport partant celui du fret dans le coût global des marchandises. En effet, plus la capacité d’emport du navire est grande plus le prix du slot diminue (11). Cela étant, à partir d’un certain nombre de boîtes – donc d’une certaine limite de taille du porte-conteneurs – les infrastructures de manutention des ports ne sont plus adaptées, et nécessitent en retour de nouveaux et très coûteux investissements (portiques overpanamax par exemple) à l’échelle mondiale. Cette évolution du gigantisme naval fait d’ores et déjà dire à certains que l’on a peut-être atteint un seuil de « dés-économie d’échelle ».

(1) AP Moller-Maersk, surnommée le « Wall-Mart maritime » est la plus grande compagnie de transport maritime au monde toutes marchandises confondues. À ce titre, elle affrète les plus grands navires de transport.
(2) Le 8 mars 2007, le porte-conteneurs Reppublica di Genova chavire dans le port d’Anvers alors qu’il en phase de chargement.
(3) Les porte-conteneurs Triple E passent le Canal de Suez, mais ne peuvent actuellement franchir le Canal de Panama.
(4) Les supertankers ULCC furent les plus grands navires construits au monde. Le Seawise Giant mesurait 458 mètres de long et 69 de large. Le Sea World a été le plus large de tous avec un maître-bau de 79 mètres. Tous ces navires ont été retirés du service actif et ferraillés depuis les chocs pétroliers.
(5) Équivalent Vingt Pieds (EVP). Il existe 3 normes de conteneurs : 20, 30 et 40 pieds. Ces chiffres ne concernent que la longueur des boîtes, la largeur restant la même (8 pieds).
(6) Jusqu’à présent DSME construit un Triple E en un peu plus d’une année.
(7) Maersk Mc-KINNEY MOLLER fut le directeur de la compagnie AP Moller-Maersk de 1965 à 2003. Il fit de cette compagnie – créée par son grand-père et son père – le leader mondial du transport maritime. Il est décédé en 2012.
(8) Les porte-avions américains de classe Nimitz ont une longueur de 333 mètres, et le porte-avions français Charles-de-Gaulle mesure 261 mètres de long. En revanche, ces bâtiments sont plus larges du fait de leur pont d’envol.
(9) Le Triple E dispose d’une motorisation diesel.
(10) La vitesse maximale d’un Triple E est de 23 nœuds.
(11) Le slot désigne l’emplacement occupé par un conteneur EVP. Le terme français est « cellule ».

Sur cette vidéo, on pourra aussi se faire une idée de la dimension des chantiers de construction navale de Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering d’Opko

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